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Tout est mystère dans l’amour.

                            Jean de la Fontaine...

 

 

 

 

 

 

Froid... de la tapisserie au mobilier rétro, une tombe, c’est le mot. L’odeur même reflète la mort, tout comme cette comtoise qui ne cesse de geindre tous les quarts d’heure. La fuite d’une vie, distillée par une pendule pitoyable.

 

Amanda jette un œil sur sa voisine, une jeune femme de huit ans plus jeune. Une gamine, petite Française trouvée par son ancien mari lors d’un déplacement en France. On peut légitimement se demander qui a mis le grappin sur l’autre, tant la veuve éplorée en fait des tonnes. Amanda de son côté n’éprouve aucun sentiment. Rien, pas l’once d’une peine, pas l’entame d’un remords. De l’agacement, à la rigueur. Le contraire serait surprenant. Six ans de mariage avec ce cochon de Richard, pour le voir débarquer au petit matin dans leur appartement de Londres, la mine défaite. Tous les quinze jours, ce sagouin rendait visite à sa succursale de Quimper, histoire de faire le point. Succursale, tu parles ! Bas résilles et jupe ras le string, Amanda voit d’ici le tableau. Ce matin, comme tous les autres, elle s’apprêtait à filer ouvrir son magasin de prêt-à-porter. Une tasse de café, un brunch, une grappe de raisin, le tout vite avalé. Un tailleur fashion, la vision d’une jeune beauté de 26 ans renvoyée par sa psyché n’avait rien pour lui déplaire. Rien, jusqu’à ce visage abattu, ces yeux de cocker, regard fuyant, lèvres tremblantes, Richard portait sur lui la tromperie. Amanda l’a su dès le premier instant, l’instinct féminin disent certaines femmes... Il suffisait de regarder son mari, ce gueux empêtré dans ses contradictions. Il aurait pu dire, « Nous deux, c’est fini. » ou encore « tu me gonfles, je me tire. », mais non. Richard n’a trouvé qu’un pathétique, « je t’aime, chérie, mais... je suis tombé amoureux d’une autre ». Comment peut-on sortir une telle bêtise ? Aimer deux personnes à la fois, et vouloir passer le restant de sa vie avec une seule... De ne plus penser qu’à la remplaçante, le jour, la nuit, toujours... Quant elle y repense, Amanda à la rage au cœur. Ses ongles couleur carmin s’enfoncent dans les accoudoirs de son siège. La présence de cette petite poule de luxe à ses côtés n’arrange pas les choses.

 

Un raclement de gorge la rappelle à ses devoirs. Devoirs... un bien grand mot, elle ne connaît même pas la raison de sa présence dans ce bureau maussade. L’image du notaire, vieil homme à la mine fatiguée, n’y change rien. Il décachette une enveloppe scellée, attrape une liasse de papiers et la dépose sur son bureau. Le désordre règne sur la surface acajou, les dossiers s’accumulent. Amanda se demande comment cet homme s’y retrouve dans un tel fatras. Une pensée sarcastique la traverse, une habitude chez elle. Bientôt la retraite, mon petit père ? Mais non voyons, tant qu’il y a des gogos à plumer...

 

- Mesdames, je vous ai fait venir ici conformément aux vœux de sir Richard Thomsayer.

Sir ? Amanda avait oublié, mais son ex était le digne héritier d’une noblesse égarée. Digne... pas par son courage, en tout cas. Le notaire poursuit.

- Je vais donc vous lire son testament.

- Testament ? interrompt Amanda.

Le notaire décolle son nez des feuilles, jette un œil désapprobateur sur l’empêcheuse de tourner en rond, avant de répondre.

- Un testament, oui madame. Même si les temps changent, nombre de personnes écrivent encore des testaments. En quoi cela vous surprend-il ?

Amanda hausse les épaules.

- C’est bien une idée à Richard, farfelu jusque dans la tombe.

- Arrête de parler de lui ainsi. Ta jalousie te rend méchante. Tu n’as jamais pu encaisser qu’il soit parti pour moi !

Amanda dévisage Sylvie. La petite garce, non seulement elle lui pique son mec, joue la veuve dévastée, mais voilà qu’elle ose l’ouvrir. Attends voir...

- Toi ferme-la, espèce de petite traînée ! Si on demande la catin de service, je te sifflerai. En attendant, retourne à ton trottoir.

Sylvie se lève, le regard furibond, prête à sauter sur l’impertinente. Un claquement sec les interrompt.

La main encore posée sur le bureau, le notaire les dévisage d’un air mauvais.

- Mesdames, pour qui vous prenez-vous ? Vous êtes ici dans un bureau notarié, afin de lire les derniers volontés d’un mort, et tout ce que vous parvenez à faire, c’est vous crêper le chignon comme deux collégiennes. Ce n’est pas une attitude correcte.

Il lève un doigt menaçant vers Sylvie et lance :

- Asseyez-vous, tout de suite !

Devant l’image de ce vieillard, allure frêle, sec comme une momie, Amanda sent le fou rire monter. Du coin de l’œil, elle observe Sylvie obéir. Elle ne pourrait le jurer, mais elle croit percevoir l’ombre d’un sourire sur les lèvres de la jeune femme. Diantre, la rébellion couve dans ce bureau !

- Je reprends, dit l’homme d’une voix pétante. Je disais donc, je vous ai convoquées pour l’acte de propriété de Mike...

Le notaire s’interrompt, visiblement embarrassé de son erreur. Il pose le dossier, ramasse son voisin, avant de dire.

- Dans l’emportement, je me suis trompé.

Amanda ne peut retenir un rictus, qui très vite se transforme en fou rire. Sa voisine, emportée par la situation, éclate à son tour. Le notaire, fou furieux, se lève et tape du poing sur son bureau.

- Mesdames, vous êtes... vous êtes... impossibles.

D’une main tremblante, Amanda tout en contenant ses émotions lance.

- On arrête, on arrête...

Le silence retombe doucement. Le notaire se rassoit, non sans jeter un œil sévère sur ses clientes. Si le pauvre sir Richard Thomsayer voyait cela, il se retournerait dans sa tombe. Amanda, sourire aux lèvres, fixe Sylvie et dit :

- Je suis désolée. Je me suis emportée, je n’aurais pas dû. En fait... rien... laisse tomber.

Sylvie ne peut détacher son regard de cette femme, ancienne concurrente oubliée. Une beauté fatale, bien que plus âgée. La trentaine n’a rien entamé de son charme. Blonde platine, cheveux lissés à la perfection, tout comme son maquillage léger mais aguichant, grande, svelte, elle a tout pour elle. Pourquoi un homme comme Richard l’a quittée pour une petite française, certes, mignonne, mais en rien comparable avec ce top model, cela reste un mystère. Trop parfaite, peut-être...

- Bien, conclut le notaire. Voilà qui est mieux. Je peux donc poursuivre.

Il attrape les papiers, vérifie le nom, avant d’entamer une lecture fastidieuse.

Et blablabla, et blablabla, Amanda écoute d’une oreille distraite les notifications administratives. Dieu que l’homme est compliqué ! Même dans la mort, il doit s’engoncer de formules alambiquées. Qu‘est-ce qu’elle fout là ? Une nouvelle commande de Chanel l’attend. Elle doit ranger l’ancienne collection Cacharel, installer l’autre d’ici ce soir. Dans une semaine, les soldes vont commencer et rien n’est prêt. Richard aura réussi son coup, l’emmerder jusqu’au bout.

Soudain, elle se redresse. Ne vient-elle pas d’entendre son nom ? À voir le visage de Sylvie blêmir à vue d’œil, aucun doute.

- Excusez-moi, dit-elle, embarrassée. Pouvez-vous répéter ?

Le notaire, bouche ouverte, avale sa dernière phrase. Il retient une remarque acide. Avec cette sans-gêne, ce serait du temps perdu.

- Je disais donc : Comme suis, je lègue l’ensemble de mon entreprise à mon frère, sir Brent Thomsayer, ainsi que ma part sur la maison familiale à Stirling, dans le Belt écossais. Pour finir, je lègue ma maison de Bretagne, située à Vannes, à mon épouse Sylvie Thomsayer... »

- Une maison, à Vannes ? coupe la jeune femme, surprise. Je n’en savais rien.

Apparemment, elle non plus n’écoutait guère, s’amuse Amanda.

- Peut-être avait-il une liaison secrète, suggère l’Anglaise.

Sylvie la fustige d’un regard noir, avant d’être rappelée à l’ordre par un notaire irrité.

- Si vous m’interrompez toutes les trente secondes, jamais nous ne finirons.

- Excusez-nous, reprend Amanda, l’air grave de circonstance. Continuez, je vous prie.

Le notaire retourne à son testament, parcourt du regard la feuille, s’arrête enfin sur la phrase suspendue.

- Je disais donc : maison de Bretagne, située à Vannes, à mon épouse Sylvie Thomsayer, nom de jeune fille Béranger, ainsi qu’à mon ancienne épouse, Amanda Tapling. Je lègue également ma fortune personnelle, d’un montant de six millions de livres, en parts égales entre ma femme et mon ancienne épouse citée ci-dessus...

- Six millions, coupe Amanda, où a-t-il eu tout ce fric ?

- Qu’est-ce que ça peut te faire ? rétorque Sylvie. Tu pourrais au moins respecter sa mémoire, au lieu de ne penser qu’à l’argent.

- Respecter sa mémoire ? Tu rigoles, j’espère. Je te rappelle qu’il s’est tiré avec toi, sans me laisser un sou. Rien, pas le moindre penny, et j’apprends que monsieur avait six millions de livres en banque.

Elle conclut en parcourant le bureau d’un œil dédaigneux.

- Sans doute plus, si l’on compte les honoraires de cette boutique de farces et attrapes.

Le notaire serre les lèvres pour ne pas répondre à la provocation. Sylvie cherche l’une de ces méchancetés que l’on profère pour l’occasion, le moyen d’avoir le dernier mot. Dans ce genre de bataille, jamais personne ne sort vainqueur, mais elle ne tient pas à capituler sans combattre. Une sensation étrange l’en dissuade. Elle détache son regard du visage d’Amanda, revient sur le notaire qui, la mine affligée, les observe. Ses doigts battent la mesure sur son bureau, sa bouche trahit son agacement.

- Mesdames. En trente-six ans de maison, je n’ai jamais vu ça, et pourtant, croyez-moi, j’en ai vu...

Un silence gêné s’installe. Le notaire souffle et reprend une lecture qui s’avère fastidieuse.

- D’un montant de six millions de livres, en parts égales entre ma femme et mon ancienne épouse citée ci-dessus à la condition suivante : toutes deux devront vivre sous le même toit, dans ma maison de Vannes, partager le déjeuner et le dîner chaque jour et, bien entendu, y dormir, cela durant un an. Un chèque de six mille livres, ici joint, servira à mandater les moyens nécessaires pour vérifier que cette condition suspensive est honorée.

- Je me disais, lâche Amanda, avant de plonger dans ses pensées.

Le salopard, s’amuse-t-elle. Qu’iras-tu encore inventer pour me pourrir la vie ?  Le notaire, loin de cette considération métaphysique, poursuit sa lecture, non sans un malaise visible. Pas facile d’être le porte-parole d’un énergumène aux idées farfelues, surtout face à ces deux harpies. Qu’importe, il est notaire, pas psychiatre.

- Bien sûr, je me doute que ma proposition n’enchantera guère ma femme, encore moins mon ancienne épouse.

- Ça, c’est sûr ! raille Amanda.

Sylvie, le visage dévasté, ne peut s’empêcher de lâcher un pathétique :

- Pourquoi... pourquoi m’a-t-il fait une saloperie pareille ?

Des larmes perlent sur ses yeux de biche bafouée. Amanda se demande combien de temps son mascara tiendra, devant les six millions de Livres qui risquent de s’envoler. Aller, un petit coup pour l’achever, cette garce :

- Eh bien, ma jolie, tu ne devais guère être douée au plumard...

Sylvie bondit de rage, renverse Amanda avant de l’agripper par le col. Surpris, le notaire observe la scène, bouche bée. Deux furies se crêpent le chignon à coup de cris et d’insultes, sur son propre tapis berbère. Du jamais vu ! La secrétaire, vieille dame au visage respectable, fait irruption, croyant son patron en danger. Elle ne peut que rester bras ballants devant le triste spectacle. Trois clients, sagement assis dans la salle d’attente, se penchent pour dévorer le tableau qui, ma foi, ne manque pas de piquant. Cette vénérable institution, odeur de cire, parquet véritable, sièges Voltaire, un modèle de retenue au cœur de Londres, s’est transformée en basse-cour. Le notaire se prend la tête entre les mains, alors qu’un bout de chemisier vole dans les airs pour atterrir sur son bureau. La secrétaire tente de séparer les furies, bientôt aidée par un client au sourire éloquent...

 

De la mort de sir Richard Thomsayer, on parlera longtemps dans l’institut notarial de Berglans and Co.

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