top of page

Et ils montèrent sur la surface de la terre, et ils investirent le camp des saints et la ville bien-aimée. Mais un feu descendit du ciel, et les dévora. . .

Apocalypse de Jean

 

 

 

 

 

 

 

      Enfin, la porte 606 daigne se présenter à moi. 606. . . Franchement, et pourquoi pas 666. De quoi devenir paranoïaque. Le policier campé devant, Maurice je crois, évite mon regard.Je frappe, tout en grognant.

— On réglera nos comptes plus tard, brigadier.

J’entre sans attendre l’éventuelle autorisation. Ernest Rapière, mon divisionnaire préféré est là, comme prévu. Il jette un regard mauvais dans ma direction, les salutations sont faites. À ses côtés, Paul Marander, l’intello lèche-botte de service, se colle à son chef comme un coquillage au flanc d’une baleine. Petit salaud, tu croyais m’avoir, mais j’ai la peau dure. Un troisième individu se dresse devant le chevet de Gilbert Henri. . . Habillé d’une pointe de désinvolture, l’homme, jeune, me paraît tout juste sorti de l’école de police. Depuis quand débarque-t-on les stagiaires sur ce genre d’affaires ? Il est temps pour moi d’entrer en scène. Gilbert Henri, le suspect, m’observe. Il semble me reconnaître, m’adresse un pâle sourire, le seul parmi cette assemblée de croque-morts.

— Lieutenant, on ne vous attendait plus, raille le divisionnaire.

La réflexion arrache un rictus à Marander.Profites-en bien, minable imbécile, tu n’auras pas éternellement les faveurs du roi. . . Je réponds d’un ton sec.

— Encore aurait-il fallu que l’on me prévienne.

Le divisionnaire se tourne vers le lèche-bottes.

— Vous ne l’avez pas averti de notre arrivée ?

— J’ai passé un coup de fil chez lui, il n’y avait personne.

— J’ai un portable,Marander. Vous savez, ce petit truc toujours fourré dans une poche.

— Il sonnait occupé. . . J’ai pensé que vous vouliez faire la grasse matinée.

Traduction : j’ai cru que vous cuviez votre vin. Sacré menteur cet arriviste. . . il n’a pas téléphoné, j’en suis convaincu, lui aussi, mais je préfère éviter la guerre de tranchées devant notre principal suspect. Notre supérieur élude la question d’une pirouette maintes fois éprouvée.

— Alonzo, que je vous présente. PierreCasanova, émissaire dépêché par le Vatican.

— Émissaire. . .

La suite reste collée au fond de ma gorge. Ce type est un prêtre, un curé. . . une bondieuserie du même genre. La croix discrète épinglée sur le col de sa veste fait tilt dans mon esprit embrumé. Merde, le Vatican a envoyé un éclaireur, afin de démêlerle vrai du faux dans ce capharnaüm. Un peu de satanisme, ça ne fait jamais de mal pour rapatrier les brebis égarées. . .

Comment ont-ils eu accès à cette enquête et surtout, comment peuvent-ils s’inviter à un interrogatoire confidentiel ? La réponse me paraît évidente, les responsables du Vatican ont le bras long. . . très long. Un État dans l’État, capable de soumettre bon nombre de réticences à coups deficelles politiques. Je finis par lâcher, d’un ton peu conciliant.

— Et l’exorciste, où est-il, je ne le vois nulle part ?

Je lance un regard circulaire, histoire de donner le change.

— Alonzo ! rétorque le divisionnaire d’une voix roque.

— Laissez, ce n’est pas grave, coupe l’homme d’Église. J’ai l’habitude. . .

Le prêtre parle le franc¸ais sans l’ombre d’un accent, sinon cette légère pointe sur les i. L’Église n’a pas dépêché n’importe qui, semble-t-il.

— Que vient faire le Vatican dans cette histoire ?

— Découvrir la vérité, tout comme vous, inspecteur.

— Bien entendu. Dans ce cas, rentrez chez vous.Je vous faxerai mes conclusions.

Mon chef me fait des gros yeux de merlans frits, mais je passe outre. Ce matin, avant même d’avoir mis le pied dans mon bar préféré, cette affaire commençait à me courir sur le haricot. Maintenant, pris entre Marander le lèche-botte et Pierre Casanova, le lèche bénitier, j’ai la sale impression d’être coincé dans un étau, avec mon divisionnaire à la manoeuvre. Mon regard se posesur le pauvre hère allongé sur le lit, qui, sans comprendre, nous dévisage. Être le témoin d’une lutte de pouvoir au sein de la police, ce n’est pas donné à tout le monde. J’en profite pour passer à l’offensive.

— Monsieur Henri, excusez-nous de ce léger contretemps.

— Ce n’est rien, finit-il par dire.

En d’autres circonstances, ce vaudeville l’aurait sans doute fait sourire. Pas cette fois. . .

— Pouvez-vous me raconter le cours des événements, le soir de votre agression ?

Il déglutit, difficile de rendre tangible un tel cauchemar, même par de simples paroles. La mort de sa femme et de ses deux enfants se rappelle à lui.Un écho interminable, une ombre qui ne le quittera jamais. Reste à mesurer son implication dans cette tragédie.

— Je. . . la lumière s’est éteinte, d’un coup.

— Dans votre chambre ?

— Non, dans toute la maison. Mais je l’ai déjà expliqué à vos collègues. . .

Il arbore une mine abattue. Je me tourne, fustige le divisionnaire et Marander d’un regard noir. Ces sans-gêne n’ont pas hésité à commencer l’interrogatoire sans moi. De nouveau, j’interpelle Henri Gilbert.

— Permettez-moi d’insister, mais chaque détail compte.

Il souffle, avant de répondre.

— Plus aucune lumière ne marchait, le différentiel avait sauté. Je suis donc descendu au rez-de-chaussée.

— Votre femme ?

— Elle devait être en bas. J’étais à la douche. Je pensais qu’elle était au rez-de-chaussée.

—Aucun bruit, pas de mouvement suspect ? Une fenêtre ouverte, peut-être.

— Non. . . enfin, je ne crois pas. Je ne sais plus. Tout est confus, vous comprenez.

Le menton de l’homme tombe sur son torse. Il s’enferme dans sa souffrance, je dois éviter le piège, sous peine de voir l’interrogatoire écourté.

— Et après ?

— Et après, plus rien. J’ai ressenti une vive douleur sur le crâne. . . et en me réveillant, j’ai aperçu la police, vous, lieutenant, les infirmiers, tout ce sang et. . .

Sa voix se meurt. Il n’ose poursuivre, décrire l’horreur devant l’image de sa femme, crucifiée sur le mur de la salle à manger. Bon. . . tout cela reste bien maigre. Le mari se dit victime d’une agression. . . possible, mais pas sûr. J’entame la seconde phase.

— Monsieur Henri, nous avons découvert dans votre main l’arme du crime, en avez-vous conscience ?

— Je n’ai pas d’explication, sinon que c’est un coup monté. Le criminel a bâti cette mise en scène durant mon inconscience.

Parade classique. Combien de fois ai-je eu droit à ce genre de réflexion ? Déjà, à l’école primaire, on balançait cette célèbre réplique : ce n’est pas moi, c’est lui. . . Malgré tout, je rentre dans son jeu. Le meilleur moyen d’acculer les affabulateurs est de se fondre dans leur logique. Ils finissent toujours par se trahir d’une phrase trop rapide. . .

— Un coup monté ? Par qui. . . Avez-vous des ennemis ? Quelqu’un qui pourrait vous en vouloir au point de tuer ?

— Je. . . non, je ne vois pas.

On piétine. . . Je sens l’aura négative de mon supérieur rayonner derrière moi. Il est pressé d’en terminer. Convoquer un parterre de journalistes sur le parvis de l’hôpital et faire sa déclaration avant de retrouver bobonne à la maison, voilà son but. À mon grand étonnement, l’homme d’Église vient à mon secours.

— Monsieur Henri, j’aimerais savoir, faites-vous des cauchemars ?

J’avoue ne pas comprendre le rapport avec mon affaire, mais devant le regard sans appel du divisionnaire, je laisse faire.

— Je. . . enfin. . .

Le suspect paraît embarrassé. Ses joues se parent d’un voile qui ne trompe personne. Merde, le prêtre a fait mouche. Pas question de lui offrir la palme du vainqueur. Je prends la relève.

— N’hésitez pas, monsieur, cela pourrait aider à faire avancer l’enquête.

— Je. . . je ne crois pas, rétorque l’homme.

— Que voulez-vous dire ?

Il se met à sangloter. Déjà maigre, je le trouve misérable, traversé de spasmes sur son lit d’hôpital.

— Plusieurs fois, j’ai fait ce rêve horrible. Je me vois, arme à la main, agresser ma femme, mes enfants. . .

La révélation me fait froid dans le dos. Le type vient d’avouer. Je ne peux m’empêcher de dévisager mon supérieur. Sa satisfaction, à peine camouflée,m’effraie plus encore. . .Le prêtre poursuit.

— Vous êtes sûr qu’il s’agit de vous, Gilbert ?

—Une voix me guide, je l’entends dans ma tête. Elle me donne l’ordre d’exécuter les miens. Elle est forte, puissante, mauvaise. . .

L’homme attrape son visage entre ses doigts.Simule-t-il ? L’éternelle interrogation de tout inspecteur face aux suspects.

— Une voix ? insiste le prêtre.

— Satanis diabolus, conclut l’homme, terrorisé.

— Le diable, précise le divisionnaire, d’un signe de satisfaction.

Pour être honnête, à cet instant précis, j’hésite entre pleurer de rire ou pleurer tout court. Dans quelle maison de fous suis-je tombé ? Le pire pourmoi est de voir mon supérieur accorder du crédit aux dires de ce malheureux. Quant à Marander, fidèle à son habitude, il bât de la queue à l’appel de son maître, se contentant d’acquiescer à chaque parole du chef. Seule la mine désappointée du prêtre me rassure. Alors qu’il devrait être le premier satisfait de cette tournure rocambolesque, il paraît à l’inverse contrarié. Serait-ce l’homme d’Église le plus lucide dans cette pièce ?

Nous voilà bien. . .

bottom of page