Jean Vigne - Auteur
La femme n’est pas le cinquième élément mais le premier, parce qu’elle est la complice de l’absolu.
Jacques de Bourbon Busset.
Le major Desgneau n’arrête pas, un vrai moulin à paroles. La moindre opportunité lui procure l’occasion de râler, pester, injurier. Une manière déguisée d’exprimer son indignation, sa colère. Une policière, dans sa propre Clio, une voiture estampillée gendarmerie, ce n’est pas pensable. Elle est assise sur la banquette arrière, cette grande nunuche, et ne manque jamais de lui sourire. Un regard furtif de sa part dans le rétroviseur, et voilà que cette chipie affiche un air narquois. De quoi lui rappeler l’humiliation subie devant son propre capitaine et, surtout, devant le colonel débarqué de Rennes. Elle se fout de lui... pas de doute... la... la... il retient in extremis le mot qui lui vient à l’esprit.
À ses côtés, Claire, adjudant de son état et petite rousse bavarde, n’en mène pas large. Elle connaît son chef, soupe au lait de première. Ne s’est-elle pas fait remballer à la plage des Grands Sables comme une malpropre ? Alors elle se tait, chose assez rare pour être notée... Pourtant, elle aurait tant à dire, la petite rouquine. À commencer par cette mine suspecte affichée par cette soi-disant policière. Cette grande pimbêche n’est pas nette, Claire en a l’intime conviction. Elle cache quelque chose, mais quoi ?
Georges, tout en ruminant une dernière méchanceté, gare sa voiture devant l’hôpital local Yves Lanco. Une des rares bâtisses massives de l’île où s’entassent 254 lits et une morgue, disposée comme d’habitude dans les sous-sols – un avant-goût de la destination finale.
À peine sorti, Georges hésite, puis finit par ouvrir la porte arrière, sous le regard étonné des deux femmes. Tout en s’extrayant de cette voiture trop petite, Marianne glisse un « merci » rayonnant. Quant à Claire – qui n’a jamais eu droit à autant d’attention –, elle marmonne un « pas de quoi » désabusé. Les voilà qui franchissent le hall d’entrée, les pas des enquêteurs couverts par les recommandations du major.
- Bon, vous deux, on va mettre les choses au point. Je pose les questions et vous, vous écoutez, d’accord ?
Son regard se porte en premier sur Claire qui, d’une grimace, finit par acquiescer. Satisfait, il dévisage Marianne.
- Aucun problème, répond la policière. C’est vous le chef.
Elle exécute un salut, droite comme un i, sous les yeux amusés de Claire.
- Ne vous foutez pas de moi, marmonne Georges. On descend au frigo, histoire de confirmer la noyade, et vous pourrez rentrer gentiment à votre hôtel de police dans votre pays de cochonnaille et de beaujolais.
Les voilà devant la porte battante du sas. La morgue, pense Marianne le cœur serré. Devant l’odeur qui se devine, le froid qui s’infiltre dans la jointure de l’ouverture, elle perd de sa superbe. Le gendarme sonne. Les secondes s’égrènent dans le silence, brisé par le ronronnement de l’aération. Un homme apparaît, couvert d’une combinaison verte, masque sur le nez, calotte sur le crâne. Devant l’image du gendarme, il baisse son masque. Son visage est couvert de cicatrices, anciennes marques d’une varicelle virulente.
- Bonjour. Major Desgneau et voici la caporale Cutember ainsi que... – il agite les doigts en l’air, manifestement à la recherche d’une inspiration disparue.
- Marianne Aubepierre, P. J. de Lyon. Je suis ici dans le cadre d’une coopération entre polices.
- Coopération... sur Belle-Île ? s’étonne le légiste. C’est nouveau ?
- Ouais, lâche le gendarme d’une voix nerveuse. Bon, avez-vous eu le temps d’examiner le défunt trouvé sur la plage des Grands Sables ?
- Entrez.
L’homme disparaît. Marianne peut discerner un rictus désapprobateur sur le visage du gendarme. Il n’a pas l’air d’apprécier l’idée de franchir le seuil d’entrée. Une fois à l’intérieur, elle comprend pourquoi. Sur la table, un homme gît, blanc comme un linge, la peau boursouflée, des lignes bleues dessinées sur le visage, les marques de ses veines.
- Il s’est noyé, il y a deux jours.
Georges se tourne vers Marianne et lui lance un sourire éloquent.
- Vous voyez, dit-il, noyé...
La voix du légiste casse son élan.
- Pour votre homme, c’est un peu différent. Il ne présentait aucune lésion sur le corps. Pas d’eau dans les poumons non plus. Pas de marque de coups, rien. Du moins, de ce que j’ai pu observer.
Le gendarme s’étonne.
- Il n’est pas mort noyé ?
- Je ne peux l’affirmer. Je n’ai fait aucun prélèvement, hormis ses empreintes digitales et un recueillement pour test ADN. Pour le reste, je n’ai fait que réaliser des tests classiques. Il me faut l’aval du procureur pour effectuer une autopsie complète.
- Je sais, ronchonne le gendarme. A-t-on autre chose ?
- Le nom du type. Il portait ses papiers sur lui.
Le gendarme claque des doigts, étonné.
- Des papiers ? On a pourtant rien trouvé en le fouillant sur la plage.
Il se retourne vers Claire, lance un regard réprobateur. La petite rousse ressemble à un escargot, sur le point de s’enfuir dans sa coquille.
- Bah, c’est normal, conclut le légiste. La poche de son costume était trouée. Ses papiers ont glissé dans sa doublure. Une chance qu’on est pu les récupérer.
Le major, sourire aux lèvres, lance :
- C’est parfait, ça. Son identité en poche, l’affaire devrait être résolue en moins de deux.
Le légiste se dirige vers un tiroir, l’ouvre tout en lâchant.
- Pas sûr du tout...
Il fouille d’un regard fébrile, soulève les papiers en désordre.
- Où est-ce que j’ai bien pu les mettre ?
Il continue, le visage contrarié.
- J’ai dû les laisser sur le corps. Ce n’est pas croyable d’être aussi tête en l’air !
Il referme le tiroir, file vers une rangée de casiers métalliques, larges portes numérotées. Un coup d’œil sur l’index griffonné au crayon, histoire de trouver le bon tiroir, et l’homme s’approche du huitième compartiment. Marianne frisonne à l’idée de revoir le corps sans vie. Le gendarme, quant à lui, s’approche, la mine intéressée. Le légiste tire d’un coup sec. La litière métallique glisse sur ses coulisses et finit sa course sous le regard estomaqué de l’assemblée...
Vide...
Aucun corps...
Le néant absolu...
Le gendarme, d’un œil réprobateur, interpelle le légiste.
- Il est où, le macchabée ?
Le légiste revient vers l’index, détaille les lignes sans comprendre.
- J’ai dû me tromper, avoue-t-il, embarrassé.
Contraint et forcé, il entame une recherche macabre. Premier tiroir... vide. Deuxième... idem. Troisième, une vieille dame morte la nuit même d’une embolie pulmonaire. Quatrième, un accidenté de la route au visage défiguré – Marianne ne peut s’empêcher de détourner le regard, sous l’œil amusé de la rouquine. Cinquième tiroir, vide... idem pour le sixième. Septième, crise cardiaque... neuvième, rupture d’anévrisme... et dixième... vide.
Devant l’ensemble des containers ouverts, le légiste, bras ballants, recule.
- Je ne comprends pas, le corps était là il y a moins d’une heure !
- Manifestement, il n’y est plus.
Le gendarme fait un signe à sa collègue, genre : ça ne tourne pas rond chez ce type, avant d’ajouter.
- Vous êtes sorti ?
- Mais pas une seconde ! proteste l’homme.
Il se précipite vers le huitième tiroir, le secoue comme un malade tout en ajoutant.
- J’étais là. Après les premiers examens, j’ai placé le corps ici, j’ai refermé le tiroir, puis je me suis intéressé à cet autre patient. Je ne suis pas fou, tout de même...
Ça reste à voir, pense Marianne, perturbée.
- OK, lance le gendarme, calmez-vous. Vous m’avez dit que vous aviez ses papiers, recherchons-les.
D’une voix fébrile, l’homme acquiesce.
- Oui, c’est ça, vous avez raison.
À le voir, on pourrait le croire sorti d’un asile d’aliénés. Fiévreux, il se précipite sur son bureau, soulève les papiers, jette ses notes au sol, le regard nerveux.
Georges s’approche de Marianne et s’adresse à elle, un rictus révélateur aux lèvres.
- Je crois que notre homme a un peu perdu la boule. L’odeur du formol, sans doute...
Marianne sourit. Pour la première fois depuis leur rencontre, ce gendarme étroit d’esprit fait preuve d’humour. Elle finit par murmurer.
- Vous êtes sûr que le corps a été transféré ici ?
- Je croyais. Je me suis sans doute trompé, il doit être à Vannes...
- Je les ai ! hurle le légiste, à moitié fou.
Il tient dans ses doigts deux papiers froissés.
- Vous avez quoi ? interroge le major.
- Lorsque j’ai trouvé ses papiers, j’ai fait une photocopie.
Il pointe l’engin engoncé dans un coin de la pièce.
- J’ai trouvé le truc si bizarre, je me suis dit que ça serait toujours utile.
Il tend les feuilles au gendarme. Marianne et Claire s’approchent.
- Qu’est-ce que c’est ? demande Georges, intrigué.
- Je vous l’ai dit, ses papiers d’identité.
Effectivement, Georges reconnaît l’homme sur la photographie. Il détaille le nom, Samuel Lemaire, l’adresse, 18, rue Arletty, Bangor. Jusqu’ici, tout va bien. C’est la suite qui se complique. Deux détails lui sautent aux yeux. Le premier, la date de naissance du défunt... 1936... Le type avait plus de 75 ans, il en paraissait trente de moins. La seconde partie est plus troublante encore. Les papiers d’identité de ce type sont d’une autre époque, celle où l’on se promenait avec un morceau de carton estampillé République française. La date de validité, à moitié effacée, est d’ailleurs explicite : 1978...
Le gendarme, bouche ouverte, cherche à comprendre. La seule remarque qui lui vient à l’esprit est ce pathétique :
- Vous déconnez ?
Le visage fermé du légiste est sans appel. Le mystérieux défunt aux papiers datant d’un autre âge a disparu, sans laisser d’autres traces qu’une double photocopie bien singulière...